Petit voyage avec des femmes d’un autre temps, Victoria Mas nous ramène en 1880 avec Le Bal des folles et Olivia Elkaïm nous prouve que quelques années plus tard, en 1916 les choses ont peu évolué pour les femmes au travers de la vie d’une très jeune femme dans Je suis Jeanne Hébuterne.
Entre des codes imposés et un rapport difficile au corps féminin, on suit des protagonistes marginalisées par la société. La cause de ce rejet : leur sexe. Victoria Mas donne la parole à ces femmes accusées ‘’d’hystérie’’. Une « maladie » qui accuse la femme de tous les maux du monde. Si celles-ci ne sortent pas de leur rôle ‘’convenable’’ d’épouses, elles échappent à l’internement en psychiatrie, à l’hôpital de la Salpêtrière. Dans ce monde patriarcal, c’est la solution qu’ont trouvée les pères et époux pour recadrer les femmes gênantes : leurs femmes, leurs filles, etc. Eugénie, le personnage de Victoria Mas, y est amenée de force par son père. Pour Jeanne, son esprit cherche une certaine communion avec son corps qu’on lui refuse. Son aisance sexuelle ne serait assimilée qu’à de la simple prostitution et ne peut coïncider avec une maternité, et même son amant – aussi libre soit-il, ne la reconnaît pas pleinement en tant qu’artiste, elle reste l’amante, la femme, la maîtresse, la mère.
On pardonnera ce néologisme de l’esprit ‘’Matrixé’’ et tutoré. Pour Le Bal des folles : un hôpital, le fameux docteur en neurologie Jean-Martin Charcot. Et pour Je suis Jeanne Hébuterne : une vie de misère, et le grand Amedeo Modigliani. Chacune est liée à un « maître ». Toutes les conditions sont rassemblées pour pousser respectivement Eugénie et Jeanne aux portes de la folie, et ce, malgré elles. Les autrices entrainent le lecteur dans une danse, une ronde infernale, où les femmes subissent les lois patriarcales. Le rythme d’écriture chez Victoria Mas, l’enchaînement cru des mots le fait parfaitement ressentir. Bloquée dans un schéma où la seule valeur qu’elles ont est « la valeur d’épouse ». La fille deviendra la mère, comme la mère était à l’image de la grand-mère. L’émancipation semble impossible. Olivia Elkaïm nous plonge totalement dans les pensées de Jeanne. Le point de vue interne met en valeur les capacités critiques, la détermination de Jeanne en l’éloignant ainsi la théorie de son époque. La danse est la métaphore de la vie. Eugénie ne danse pas pour elle mais pour le maître. Elle n’est pas libre de ses mouvements, de ses gestes, de sa chorégraphie.
‘’Crucifixion’’, ‘’exorcisme’’, ‘’étouffoir’’,… des mots durs et crus assumés pleinement dans les deux romans. Aussi crus que la stricte rigidité de la pensée religieuse qui guide les Hommes du XIXème et XXème siècle en France. L’analogie des héroïnes au « démon ». Finalement, leur corps et leur esprit est toujours dénoncé, coupable de diableries puisque cette enveloppe charnelle féminine est accusée sans cesse d’être un appel satanique à la tentation sexuelle à une jouissance non autorisé par les mœurs religieuses. Mœurs qui resteront ancrées socialement au-delà même de la période où les autorités religieuses dirigeaient d’une main de fer le quotidien du peuple.
Elles ne sont pas seules à souhaiter faire ressurgir cette maltraitance du corps et de l’esprit dictée par une certaine idéologie misogyne hurlant à l’aliénation d’une femme. Virginie Ollagnier-Jouvray publie deux ans après, en 2021, l’histoire de Nellie Bly, histoire vraie dans la même veine que les ouvrages. Il est important que la littérature contemporaine mette en exergue ces pensées absurdes pour balancer aujourd’hui toutes les mentalités vers une réflexion de volonté d’égalité. Ces deux autrices le font parfaitement à travers la narration de ces destins féminins antagoniques qui partagent pourtant un même combat. Après tout, c’est peut-être à force de crier au loup que le patriarcat a perdu son droit d’emprise sur ce qu’il considérait à tort être sa propriété…
La réflexion sur l’importance du passé et de l’Histoire est très pertinente, surtout concernant le questionnement de la place de la femme de nos jours. Je trouve que le choix des romans met bien en avant l’impact qu’a eu la façon dont les femmes ont été traitées dans le passé sur leurs revendications actuelles.
Les chaînes réelles ou/et symboliques qui ont pu entraver les femmes parle passé ressurgissent en effet de manière parfois intériorisée dans nos sociétés et les lire crée une distanciation qui permet de mieux s’en défaire.
Une mise en relation entre deux romans assez étonnante, et finalement, mise en valeur par l’article fait ici. L’auteur de cet article n’a pas besoin d’être violent dans ces mots pour montrer la douleur que peuvent ressentir ces deux femmes, on ressent une analyse complète des deux oeuvres. La folie n’est pourtant pas le premier mot qui qualifierait la situation de Jeanne Hébuterne, mais grâce à l’éclaircissement de cet article, les arguments deviennent des clés afin de mieux comprendre les subtilités des deux romans.
De plus, l’ouverture vers un autre roman nous donne goût à une autre lecture et à un désir d’encore plus comprendre les complexités que nous imposent les auteurs de ces ouvrages.
Réaction très juste, il vrai qu’être Jeanne Hébuterne, réussir à dire son “je”, à se trouver comme femme, comme artiste, comme amante et comme mère lui impose ici de faire des choix… mais est-ce possible de ne pas en faire? La question est ouverte…
La vie est faite de choix, malheureusement il faut faire avec. Seulement nous pouvons continuer à être tout ce que nous voulons sans avoir la peur d’un jugement venant des autres, et c’est peut-être ce qu’a dû faire Jeanne Hébuterne. Elle a privilégié le regard des autres face à son bonheur, ce que beaucoup de femmes ont dû faire à une époque et ce que font encore beaucoup d’entre elles. Il faudrait dépasser cette peur afin de s’émanciper
Oui mais plus encore, il s’agit aussi pour elle d’une réflexion sur elle-même, doit-elle choisir entre être artiste,femme, amante, fille, mère? Concilier deux pôles est-ce renoncer à une partie de soi?
La violence crue et l’oppression sociale décrite dans les textes se ressent bien à travers cet article, tout comme le style et le langage parfois brut, violent, efficace, véridique présent à la fois dans les livres de Victoria Mass et Olivia Elkaïm et dans ce texte ci présent. L’enjeu crucial, le combat qui est mené à travers ces textes est exposé avec clarté et son importance soulignée : celui de la libération de la femme d’un joug patriarcal exprimé à travers les moeurs et les normes d’une société patriarcale.