« La déconstruction du mythe, en puissance et en acte »

Quoi de mieux, pour parler des femmes, que de laisser la parole à celles-ci ? Ce constat pourtant évident n’est en réalité qu’à ses balbutiements dans notre société contemporaine. La notion de « male-gaze », que l’on retrouve surtout au cinéma, s’impose comme norme de la culture dominante. Cela n’est pourtant qu’une des manifestations, certes majeure mais inconsciente, de normes sociales profondément établies et caractérisées par un sexisme latent. Une majorité d’hommes ont accès aux postes de pouvoir, où la libre parole est facilitée, tandis que les femmes ont encore des difficultés à s’immiscer dans ces sphères parfois récalcitrantes.

S’exprimer sur la place publique en tant que femme n’est pas chose aisée. Outre des réflexes de subordination de ces femmes-auteures à une potentielle « paternité » (femme de, fille de …) pour justifier leur talent, sortir du territoire qui leur était auparavant assigné met ces auteures en position de marginalité, de transgresseur mais aussi parfois face à une critique acerbe. Dans le cadre de la littérature, la dénonciation de ces normes restrictives passe par la verbalisation de celles-ci. Les désigner, les extérioriser afin de mieux les renverser. De nombreuses auteures contemporaines s’y sont dédiées. Camille Laurens dans Fille, roman sorti en 2020, traite des termes employés et intériorisés pour parler de la femme. Du point de vue innocent et naïf d’une enfant au début du texte, le lecteur peut suivre l’évolution de la pensée de la narratrice. L’auteure met en évidence l’intériorisation inconsciente d’idées et de principes sociaux et langagiers induisant l’infériorité de la femme sur l’homme : « Je hoche la tête pour montrer que j’ai compris : « comme une femme », ça n’est pas positif. » L’auteure met en évidence, en utilisant un ton presque scientifique, encyclopédique, l’évolution du point de vue de la narratrice concernant son rapport à la féminité. Elle souligne la contradiction entre « être femme » et l’intériorisation dès l’enfance de normes langagières dénigrantes. Respectant le style de l’autofiction, principalement répandu dans notre ère contemporaine, l’auteure grâce à son style ironisant mais chaleureux permet de transmettre ces idées de façon humoristique et cinglante. L’auteure souligne donc la puissance des mots et dans quelle mesure le langage est un vecteur d’enracinement des normes sociétales.

Seulement, les personnages de Fille demeurent dans la réalisation inactive, en puissance, de la déconstruction de ces mythes. L’auteure souhaite surtout les mettre en évidence afin de pousser le lecteur à y réfléchir, or l’explicitation plus concrète de ces injustices est aussi utilisé en littérature, comme on peut le voir chez Nina Bouraoui dans Otages, roman sorti également en 2020. Le ton cru, vulgaire qu’utilise l’auteure explicite la violence, violence humaine mais aussi symbolique, ancrée dans l’esprit des marginalisées : « Je me suis sentie comme entre deux chiens. C’était ça, j’étais une chienne entre deux chiens. ». Otages narre le récit d’une femme qui, ayant subit un viol dans sa jeunesse, décide de se venger de la société qui l’a tant délaissée et brimée, en kidnappant et menaçant son patron. Plus que le récit morbide d’une séquestration, c’est un récit de vengeance et de révolte que propose Nina Bouraoui. De même la puissance du verbal refait son apparition, avec la répétition de termes tels que « folle » ou « folie », particulièrement évocateur des réflexes de décrédibilisation de la parole des femmes rejetées au statut « d’hystérique ». « Je sais qu’ils me prenaient pour une pauvre folle. Parce que j’étais une femme. » Dans ce roman, la dénonciation se fait non plus en puissance mais bien en acte, le personnage principal agit, se rebelle contre la continuelle « humiliation » de ce système marginalisant. C’est d’une façon poignante et cruelle que l’auteure nous met face aux principes de ce système tout en illustrant la colère et la violence qu’ils entraînent.

«Plus on approchait de la ville, plus ils reprenaient leur rôle. Je n’avais pas peur, je les méprisais. Car nous les femmes, c’est notre force de mépriser le pouvoir des hommes sur nous. »

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